oct 30, 1270 - Accord de paix entre Charles d'Anjou et al-Mustansir pour mettre fin à la croisade
Description:
L’expédition de Saint Louis avait représenté un tournant décisif dans les relations entre l’Ifriqiyah hafside et les puissances chrétiennes de l’époque surtout si l’on considère ses conséquences politiques et économiques dans l’immédiat ou sur la longue durée. Le traité qui en découla fut conclu le 21 novembre 1270 entre d’un côté Philippe III le Hardi, Charles d’Anjou et Thibaut, roi de Navarre, et de l’autre le Sultan hafside al-Mustansir bi-Llâh. Les autres souverains et seigneurs présents — à savoir Baudouin, empereur de Constantinople, Alphonse, comte de Toulouse, Guy, comte de Flandre, Henri, comte du Luxembourg —, quoique non signataires, sont compris dans les stipulations de ce traité et contraints à les observer. Donc, de part et d’autre, on s’engage à :
— protéger les hommes et leurs biens dans leur mobilité dans les deux sens — ne pas prêter main-forte aux ennemis de chaque partie
— renoncer au droit d’épave en cas de naufrage
— affranchir les prisonniers et les gens tombés en esclavage.
— reconnaître la liberté de culte
Pourtant la disposition la plus importante est celle qui concerne l’indemnité « de l’expédition » (ou rançon) qui s’élève à 210 000 onces d’or (chacune équivaut à 50 dirhams) dont la moitié devait être versée comptant et le reste dans les deux années suivantes. Par ailleurs le Sultan de Tunis s’engage à payer les arriérés du tribut pour le roi de Sicile tout en acceptant de doubler ce tribut pour les années à venir.
Les conséquences désastreuses de cette expédition pour Tunis avaient plongé le Sultanat dans une grande dépression dont l’expression politique n’est autre que la longue crise dynastique qui s’est déclenchée juste après la mort d’al-Mustansir en 1277 et a persisté jusqu’à l’avènement d’Abu Al Abbas Ahmed en 1370. D’autre part, immédiatement après l’expédition, les traités de paix et de commerce entre les États chrétiens et l’Ifriqiyah hafside se multiplièrent traduisant une convoitise qui est à replacer dans le cadre d’un mouvement d’expansion dont l’expédition de Saint Louis n’était qu’un épisode.
Source : L’IFRIQIYAH HAFSIDE ET LA CHRÉTIENTÉ : LE TEMPS DES RUPTURES - Brahim Jadla
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Les contours de l’accord étaient clairs : al-Mustansir paierait une indemnité aux croisés pour garantir leur retrait. Cependant, Charles et al-Mustansir voulaient quelque chose de plus. Au cours de plusieurs semaines d’octobre 1270, ils élaborèrent un traité qui mit fin à la croisade et régla l’ensemble des problèmes qui avaient troublé leur relation depuis l’invasion angevine de la Sicile en 1266. Leur engagement en faveur d’une paix durable se reflète dans la durée de la trêve qu’ils signèrent finalement : quinze années solaires.
La paix fut finalisée le 30 octobre 1270. Le 5 novembre, al-Mustansir prêta serment d’observer les dispositions du traité en présence de Godfrey de Beaumont, chancelier de Sicile. Les principaux signataires étaient al-Mustansir, Charles, Philippe III et Thibaut de Navarre. Les barons et chevaliers français, y compris spécifiquement Baudouin de Constantinople, Alphonse de Poitiers, Guy de Flandre et Henri de Luxembourg, s’engagèrent également à respecter l’accord, tout comme le prince Édouard d’Angleterre, bien qu’il ne soit pas encore arrivé. Les termes furent enregistrés en arabe et dans une langue européenne, probablement l’ancien français. Seule la version arabe a survécu. Le texte montre l’influence des usages de l’ancien français, translittérant comte (“kamt”) plutôt que comes et appelant Charles d’Anjou “Jarl” plutôt que Carolus (comme en latin) ou “Sharun,” le nom sous lequel il est désigné dans les sources historiques arabes. Ces formulations sont suggestives, mais n’excluent pas la possibilité qu’une version latine ait également été rédigée. Deux sources européennes (Pierre de Condé et Primat) avaient accès au traité et offrent des versions de ses principales dispositions qui s’accordent avec celles de la version arabe, tout en fournissant des détails supplémentaires sur des points d’inquiétude pour les croisés. Ces variations sont une caractéristique standard de la rédaction des traités interreligieux médiévaux en Méditerranée : chaque partie à un accord présentait les termes de la manière la plus acceptable possible pour son public national.
La base de l’échange économique entre l’Ifriqiya hafside et la Méditerranée nordique était la circulation sécurisée des voyageurs entre et à l’intérieur des deux régions. Ce principe était inscrit dans des traités qu’al-Mustansir avait signés avec Gênes, Venise et Pise dans les années 1250 et 1260, et qu’Abu Zakariya avait signés avec les Hohenstaufen une génération auparavant. La guerre par procuration angevine-hafside depuis 1266 avait perturbé le commerce entre la Sicile et l’Ifriqiya ainsi que les échanges commerciaux méditerranéens centraux en général, car les marchands italiens, provençaux et ibériques avaient également souffert de l’augmentation de la piraterie dans le détroit de Sicile et de l’agitation en Sicile pendant l’insurrection. Pour restaurer la tranquillité sur les marchés, le traité de Tunis appelait à ce que tous les voyageurs musulmans soient sous la protection de Dieu dans les terres des rois chrétiens signataires, qui s’engageaient à supprimer la piraterie émanant de leurs côtes. Si des visiteurs musulmans subissaient des blessures à leur personne ou à leurs biens, les rois étaient responsables des réparations.
Le traité accordait la même protection aux sujets des rois commerçant sur le territoire hafside, ainsi qu’à leurs alliés chrétiens. L’émir garantirait leurs ventes, achats et voyages dans ses domaines. Ils commerceront selon leurs usages habituels, et les biens qui avaient été confisqués pendant les hostilités seraient restitués. Pour restaurer encore la confiance dans l’économie commerciale ifriqiyenne, les navires chrétiens et musulmans étaient déclarés hors limites pour les attaques lorsqu’ils étaient ancrés dans un port hafside.
D’autres dispositions du traité concernaient les naufrages. Dans de nombreux royaumes européens médiévaux, y compris le Regno, la couronne revendiquait tout ce qui échouait sur les rivages d’un naufrage. Les princes signataires convenaient de ne pas appliquer cette coutume sur les navires musulmans qui se brisaient dans leurs ports, ni même sur les navires chrétiens avec un musulman à bord. Les personnes et les biens musulmans échoués sur leurs côtes devaient être protégés et restitués.
En contrepartie de leur départ, l’émir accepta de payer aux croisés 210 000 onces d’or, chacune valant 50 sous tournois, ce qui donne au paiement une valeur totale de 525 000 livres tournois en monnaie française. C’était une somme considérable, supérieure aux 400 000 livres que Louis avait payées pour libérer son armée de captivité en 1250, bien qu’il ait également dû céder Damiette pour obtenir sa propre libération. L’indemnité hafside peut aussi être comparée aux revenus annuels de la couronne française, estimés à 250 000 livres à l’époque de la première croisade de Louis, soit moins de la moitié de ce qu’al-Mustansir avait payé aux croisés pour qu’ils partent. La moitié du montant total serait remise immédiatement, le solde étant versé en deux versements égaux au cours des deux années suivantes. Charles recevrait un tiers, soit 70 000 onces d’or, tout comme Philippe III, le reste étant distribué entre les principaux barons français, y compris Thibaut de Navarre. Étant donné son arrivée tardive, Charles avait bien réussi à revendiquer un tiers des bénéfices de la croisade.
La dernière disposition du traité est également la mieux connue : il est ajouté au présent accord qu’il sera versé [yuwada] à l’illustre Charles, par la grâce de Dieu roi de Sicile, pour les cinq dernières années, se terminant à la date de la présente lettre, ce qui était ordinairement payé à l’empereur. Cela sera également payé au dit roi illustre, à compter de ce jour et à l’avance, chaque année, le double de ce qui était payé à l’empereur. Le choix du verbe wada est notable. Il était traditionnellement utilisé pour décrire le prix du sang : le paiement effectué à un groupe de parenté pour l’empêcher de se venger d’un membre blessé ou tué. L’implication ici est qu’al-Mustansir achetait la paix auprès de Charles. Ce qui avait pu être autrefois une taxe sur les importations de blé était devenu un tribut définitif : un paiement annuel fixe qui semblait promettre une subordination politique en échange de la paix.
Pierre de Condé fournissait les montants en jeu, que le texte arabe ne divulguait pas : al-Mustansir paierait cinq ans d’arriérés au taux d’origine de 12 000 onces d’or, le taux doublant à 24 000 onces d’or pour les paiements annuels futurs. L’émir était ainsi redevable d’un paiement forfaitaire immédiat de 60 000 onces d’or. Après des mois de marchandage et une croisade, un compromis avait émergé. Charles avait abandonné sa demande de paiements en arrière « depuis le temps de Manfred et Frédéric » en échange de deux concessions de la part d’al-Mustansir : (1) ajouter deux années d’arriérés supplémentaires à son offre originale de trois (c’est-à-dire convenir de paiements en arrière à partir de 1265 plutôt que de 1267) ; et (2) doubler le taux pour les quinze années suivantes. C’était un bon business pour les deux parties. Bien que les implications politiques fussent préoccupantes, al-Mustansir avait sécurisé la paix avec un puissant voisin et regagné l’accès au marché du blé sicilien pour un prix raisonnable compte tenu des circonstances. Les avantages pour Charles étaient similaires : une frontière sud stabilisée, un marché d’exportation pour sa précieuse marchandise et un petit mais constant flux d’argent pour une administration angevine à court d’argent.
Source : The Tunis crusade of 1270 ; A Mediterranean History - Michael Lower
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